Du harcèlement en maternelle !

Publié le par Lumière

J'ai souvent dit ici qu'en maternelle, on est heureusement assez préservé par le harcèlement. Eh bien... il semblerait que non ! Pas plus tard que cette année, nous avons eu un cas plutôt violent avec des petits.

Enola, c'est une élève de grande section et Théo, un élève de petite section. Eh bien Enola s'est dit un matin qu'elle allait jouer avec Théo. Mais comme elle l'entendait, elle. Des conflits, dans la cours, il y en a beaucoup et trèèèès souvent ! Autant dire que gérer toutes les broutilles "il m'a regardé" et tous les drames "il m'a donné un coup de poing" (et ouvert l'arcade), ça relève du jonglage de haut niveau. Les enfants viennent se plaindre parfois à tort, souvent à raison, toutes les dix secondes.

Le souci, c'est que Théo, il est petit, il est timide. Quand on le bouscule, il ne dit rien, il se laisse faire, il va dans un coin et il attend. Allez donc repérer ce petit bout de chou au milieu des 200 élèves qui courent et hurlent dans la cour ! Bon, Théo, comme beaucoup de petits, il vient parfois près des maîtresses. On le rassure en lui disant qu'il peut aller jouer. Alors, il va un peu plus loin.

 

Mais un jour, je vois Théo qui "joue" plus loin. Enfin, plutôt Enola : elle a décidé de l'empêcher de sortir d'un recoin. Elle le repousse violemment, il insiste, elle le pousse encore et encore. Je les repère à l'autre bout de la cour, alors le temps que j'arrive - en marchant au début, puis en courant à la fin, parce que je vois la détresse du petit - elle a eu le temps de bien le secouer.

Je me fâche après la grande, lui fais la morale, lui interdit de s'approcher de Théo pour le restant de la récréation. Elle me regarde d'un air un peu vide et acquiesce. Je ne sais pas trop si elle a compris pourquoi je me fâchais. C'est vrai que ça aurait pu être un jeu de sa part, je n'en sais trop rien. Mais Théo pleure beaucoup, je vois que ça lui a fait très peur, alors je suis en colère après elle et je l'envoie loin de lui. Théo passera un peu de temps à me donner la main, puis ce sera la fin de la récréation.

Je n'en parle pas à mes collègues qui ont Théo et Enola dans leurs classes respectives, c'est une altercation comme on en voit souvent chez les petits, avec les grands qui veulent les diriger. Je me dis que vu comme je me suis fâchée, Enola a compris.

C'est quelques jours plus tard, en discutant de tout et de rien, qu'une collègue évoque un fait divers dans la cour : Enola frappait Théo vraiment fort et sans raison apparente. Je fais le rapprochement et m'étonne d'avoir eu affaire aux mêmes enfants. Et là, la moitié de l'équipe renchérit : chacun d'entre nous a en fait déjà eu à séparer Enola de Théo. Autant dire qu'à chaque récréation, la grande s'empare du petit et lui pourrit la vie ! En comparant nos récits, on en déduit que ça dure depuis une semaine environ : des coups, des brimades, des jeux forcés.

Théo n'est jamais venu se plaindre de lui-même d'Enola et les parents de Théo ne nous en en ont pas parlé, nous ignorons s'ils sont au courant.

Première mesure contre ce que l'on qualifie de suite comme harcèlement vu la violence et la répétition des faits : on discute avec Enola et on lui interdit formellement de s'approcher de Théo en récréation. Elle n'a qu'à jouer avec les grands de son âge. On discute avec Théo et on lui dit qu'il doit aller voir une maîtresse si Enola ou un autre enfant l'embête.

Ca ne marche pas. On garde bien-sûr un oeil sur les deux, mais c'est plus fort qu'Enola, elle y retourne. En fait, elle semble vouloir jouer avec Théo comme avec un gros poupon. Comme il ne veut pas se montrer assez coopératif, elle le secoue. Certes, il n'y a pas de volonté de faire du mal de la part d'Enola, mais le résultat est le même. Théo ose maintenant venir se plaindre, mais on estime que c'est encore trop peu car il ne devrait même pas avoir à venir, justement : elle devrait le laisser tranquille !

On passe donc à la vitesse supérieure. Si Enola lui fait quoi que ce soit, elle voit sa récréation se terminer de suite. On prévient les parents de la grande pour qu'ils lui fassent la morale - ils sont d'ailleurs assez choqués et se fâchent à leur tour - et ceux de Théo pour qu'ils puissent comprendre sa peur de la récréation, lui redire de se tourner vers les maîtresses en cas de besoin et surtout le rassurer car le petit a pendant ce temps développé une vraie phobie de la récréation. Les parents de Théo avaient bien noté qu'il n'aimait pas la récréation, mais sans plus. Parents : venez voir les enseignants, n'hésitez pas ! On observera toujours votre enfant de plus près et soit on vous rassurera, soit on s'apercevra qu'effectivement il y a un souci !

Théo pleure souvent et reste accroché aux maîtresses, maintenant - ce qu'on comprend très bien - mais Enola, elle, ne comprend pas qu'elle l'effraie dès qu'elle s'approche de lui (malgré les nombreuses interdictions). Elle vient même me demander un jour pourquoi il pleure ! Elle dit "oui" quand on lui explique, elle acquiesce quand on se fâche (on tente un peu tout à tour de rôle) mais ça n'a pas l'air de faire tilt dans sa tête de fillette.

Ce qui est rageant, c'est qu'on arrive vite au bout de nos limites.

On ne peut pas empêcher Enola d'aller en récréation tous les jours, tout le temps : on n'interdit pas à une petite fille de 5 ans de jouer dehors en continu ! On ne peut pas l'attacher et la garder sous contrôle en permanence !

On ne peut pas garder Théo sous surveillance perpétuelle : on essaie quand même, mais il y a toujours un enfant blessé qui demande qu'on aille vite le soigner, un autre qui réclame de l'attention... C'est vite très compliqué.

Je me rends compte aussi qu'on n' pas tous la même sensibilité au harcèlement : alors qu'on essayait tous de garder Théo dans notre champ de vision au cas où, qu'on se "passait" la surveillance de Théo et Enola en récréation, une collègue me répondait à chaque fois qu'elle ne savait pas où ils étaient quand je lui posais la question. Ca n'avait pas l'air de l'inquiéter plus que ça... Je crois qu'elle estimait qu'il suffisait qu'elle agisse en cas de violence, mais elle ne semblait pas se préoccuper de prévenir cette violence en amont.

Enola a passé beaucoup de récréation punie, forcée de discuter avec les maîtresses de son comportement. Théo s'est remis à jouer un peu, à nous lâcher la main.

Un jour, Enola a dû comprendre et a arrêté de le suivre. Un autre jour, Théo est reparti jouer tout seul comme un grand.

Beaucoup plus tard, je les ai vu jouer ensemble, pour de vrai. J'étais allée voir, un peu inquiète et j'avais demandé franchement à Théo si il était content de jouer avec Enola. S'il en avait envie. Eh bien oui ! Les petits ne sont pas rancuniers. Enola était gentille avec lui. L'année s'est bien terminée.

Mais je me demande toujours ce qu'on aurait pu faire de plus si Enola s'était obstinée. Ou pire, si elle avait essayé de nous cacher ses actes. Ou si Théo avait été tellement traumatisé qu'il avait refusé de retourner jouer seul un jour ?

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L
Merci pour cet article très intéressant, j'inclue le lien dans mon article qui parle du même sujet. Pas évident d'attaquer ce problème dès la maternelle, mais je crois qu'il faut le prendre à la racine pour que nos petits bouts puisse avoir des outils pour se défendre plus tard et vivre en harmonie avec leurs camarades. Lynfit
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A
Lumière : "J'ai du mal à m'expliquer comment un enfant si jeune peut tomber systématiquement dans ce genre de comportement."<br /> Pourtant, vous l'avez très bien repéré : "c'est plus fort qu'Enola, elle y retourne. En fait, elle semble vouloir jouer avec Théo comme avec un gros poupon."<br /> Vous devriez vous intéresser à la notion d'objet transitionnel. Cette histoire entre Enola et Théo était au fond une histoire d'amour déçu, beaucoup de couples fonctionnent de cette manière
L
Le pire c'est que l'année d'après cette petite fille s'est remise à en harceler une autre. J'ai du mal à m'expliquer comment un enfant si jeune peut tomber systématiquement dans ce genre de comportement.
L
C'est là qu'on voit combien le rôle des éducateurs, des adultes encadrants, est primordial et délicat.
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Z
Oo. Le harcèlement c'est déjà très compliqué pour les grands... alors les petits...<br /> Comment expliquer, comment dire, comment comprendre, comment savoir si c'est normal, si c'est de sa faute ou pas... Ce que je relève de cette "histoire" c'est qu'il n'y a pas besoin que le harceleur ait une réelle volonté de "faire mal" pour que ce soit du harcèlement. Le harcèlement c'est bien la répétition de quelque chose qui heurte et bouleverse le harcelé. Et personne n'a le droit de juger que "ce n'est pas grave". Exemple vraiment très instructif ; merci.
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L
C'est tout à fait ça ! Je crois qu'il y a pas mal de situations de harcèlement où on cherche trop à savoir si le harceleur est vraiment dans la violence gratuite, si le harcelé n'est pas trop sensible etc. alors qu'on devrait juste se demander si le harcelé souffre ou non de la situation pour décider s'il faut réagir. Après, il est évident que la sanction et la prise en charge du harceleur ne sera pas la même selon qu'il fait du mal sciemment ou non. Ce qui est plus "facile" avec les petits, c'est qu'ils sont francs la plupart du temps et ne cachent pas trop (ou mal) leurs actes.